NovFut#3 - Le futur vu par la CIA, ah, ah !
Analyse du "Monde en 2040", le rapport américain sur le futur de l'humanité.
Sommaire : le futur vu par la CIA ah ah ! - Tristesse - Dans vos agendas en février - Dans vos oreilles - Dans vos poches
Le futur vu par la CIA ah ah !
Tous les 4 ans depuis 1997, la NIC (National Intelligence Concil - le Conseil National du Renseignement(*)) publie aux États-Unis son “Global Trends”, rapport prospectif sur les 2 prochaines décennies. “Le monde en 2040” est donc sorti en fin d’année dernière. Une cuvée que j’attendais avec impatience tant le futur est plein de possibilités. Voyons donc ce que nous réserve ce rapport appelé “A more contested world“ (disponible en pdf pour vous économiser les 15€ de la version papier française - merci qui ?).
Ce rapport s’ouvre sur les “forces structurelles” mises en œuvre qui vont définir notre futur. Passage en revue obligé des aspects environnementaux, géostratégiques, économiques et technologiques, plus quelques dynamiques émergentes. Un lecteur attentif remarquera immédiatement que le point de vue sur ces différentes forces et dynamiques n’est pas neutre : on y trouve des oublis, minimisations (déconsidérations) de certains phénomènes, alors que d’autres sont amplifiés.
Ce prisme déformant de la lecture du monde nous amène petit à petit au point d’orgue du rapport : les 5 scénarios pour 2040. Petit passage en revue et analyse rapide de ces 5 fictions prospectives.
Scénario 1: America, land of the free democracy
Ce scénario est en réalité pudiquement baptisé “renaissance des démocraties”. Mais c’est bien celui où les Etats-Unis sont devenus la première puissance mondiale.
Les conséquences sont évidentes : c’est la fête sur la planète ! Résurgence des démocraties ouvertes. Les partenariats privés-publics améliorent la qualité de vie dans le monde. La lutte contre la corruption, la transparence démocratique, la responsabilisation des décideurs et la culture de la collaboration produit une amélioration de la confiance envers les institutions démocratiques partout sur notre planète. Il n’y a guère que la Chine et la Russie qui en bavent, alors que leurs intellectuels fuient pour se réfugier aux Etats-Unis et en Europe. Ils ont bien raison les intellectuels.
Analyse rapide : une magnifique utopie (ils m’ont eu à “culture de la collaboration”) hélas complètement fantaisiste. Car c’est peut-être, hélas, le moins probable de tous les scénarios proposés. Celui où la soi-disant perfection du modèle américain éclaire le monde de ses bienfaits. Le scénario n’évoque donc pas l’égoïsme des 1%, ni la criminalité américaine, ni sa pauvreté, ni Trump, ni la corruption de l’administration, ni les GAFAM, etc. Non, il s’agit du monde parfait de Mickey où tout le monde a de quoi se payer son hamburger, ses frites, et le chapeau à paillettes avec les oreilles.
Ceci dit, si ce scénario est invraisemblable, il a surtout l’intérêt de souligner en creux les principaux défauts de fonctionnement de nos sociétés démocratiques : corruption administrative, irresponsabilité des décideurs et élus, culture permanente de la compétition, omnipotences des grands groupes, etc. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Scénario 2 : China, bringer of chaos
Cette fois la Chine est devenue la grande puissance mondiale, et c’est la catastrophe. Tout le monde veut faire sa place dans le grand marché mondial et plus personne ne suit les règles (américaines). Les règles et les institutions internationales sont largement ignorées par les grandes puissances, les acteurs régionaux et mêmes les acteurs non étatiques.
Pourtant les GAFAM (qui ont déjà largement un pied dans ce scénario si on suit l’actualité) ne seront pas cités une seule fois. Non, le responsable de ce marasme, c’est la Chine, et sa rapacité bien connue. Bon, on peut dire que c’est aussi un peu la faute au Covid, accélérateur du déclin des sociétés vieillissantes, criblées de dettes, sclérosées par les désastres écologiques.
Analyse rapide : une terrible dystopie où l’on sent le malheur qui nous pend au nez à chaque phrase. La Chine est clairement désignée comme le méchant de ce récit purement cyberpunk. Car ce futur chaotique, entre ultra-technologie et grands chaebol omnipotents (les Zaibatsu coréens), correspond tout à fait aux premiers ouvrages de William Gibson.
Seulement, on oublie souvent que les livres de Gibson étaient à l’origine des mises en garde contre l’ultra-libéralisme californien. Dans ce scénario prospectif pourtant, le responsable est la Chine, pas le système libéral de la chine (oui c’est aberrant).
Scénario 3 : un commerce pour tous les lier
Dans ce scénario, la Chine et les Etats-Unis se sont alliés pour développer le commerce international. Et ça se passe plutôt bien. Tellement, que même la Russie, l’Inde et le Brésil se sont joints au mouvement. Alors évidemment, il a fallu que l’Union Européenne arrête ses bêtises protectionnistes pour rentrer dans le rang de l’ultralibéralisme international lors du G7 de 2031. Mais depuis, les européens sont heureux.
Côté environnement en revanche, ce n’est jamais allé aussi mal. Mais soyons clairs, ceux qui morflent ce ne que sont les pays en voie de développement, qui n’ont pas les moyens de lutter contre la crise environnementale. Les autres vont bien, alors autant dire que ce n’est pas grave.
Analyse rapide : un scénario qui illustre le triomphe de la Big Company sans faire dans la dentelle. L’alliance Sino-Américaine sépare le monde en deux. Ceux qui jouent le jeu des règles du commerce international s’enrichissent et barbotent dans leurs piscines surchauffées dans leur chalet à la montagne, pendant que les pays pauvres se désagrègent dans la misère. Mais ils l’ont bien cherchés, ils sont pauvres, ces cons.
Qu’ajouter sur ce scénario, qui, hélas, se veut être le plus aspirationnel du rapport ?
Scénario 4 : retour à l’âge de pierre
2040, chacun pour soi. Cette fois, le monde est fragmenté en blocs économiques et sécuritaires. Etats-Unis, Chine, Union Européenne, Russi et et autres ne se parlent plus. La plupart ont même des enclaves cyber-souveraines protégées par des cyberbarricades. Bref, des frontières partout, surtout des frontières économiques. L’argent ne circule plus. Un désastre.
Forcément, la plupart des grandes problématiques mondiales ne sont pas adressées par manque de cohésion. Notamment le changement climatique dont tout le monde se fout. Sans compter que l’innovation technologique chute, que les conflits sont permanents. Et les migrations de population deviennent catastrophiques.
Analyse rapide : enfin un scénario qui ne tourne pas autour des Etats-Unis ou de la Chine. Hélas la conséquence est claire : sans commerce international (créateur de liens entre les états), aucune entente n’est possible et le futur de la race humaine est compromis. Voilà qui ne peut que nous interroger, nous, pauvres États non Américains ou Chinois, sur l'importance d'avoir un protecteur puissant et avisé, un guide qui saura nous mettre sur le droit chemin et sauver l'humanité.
Scénario 5 : la Gen Alpha à la rescousse
Les jeunes de l’Union Européenne transforment le monde. Après une vague de contestation, les jeunes de tout plein de pays vont faire tomber dirigeants et régimes, qu’ils considèrent comme responsable des problèmes mondiaux. Et ça change tout : gommage des frontières, les verts au pouvoir politique, lutte contre la pauvreté et le changement climatique.
La Chine rejoint le mouvement, suivit par l’Australie, le Canada et finalement les Etats-Unis. Même les grandes entreprises aident. Et finalement se crée un Conseil de Sécurité Humaine, une organisation internationale en coopération avec les pays en voie de développement pour sauver l’humanité. Il n’y a guère que la Russie et les pays de l’OPEP qui, boudant dans leur coin, envoient de temps à autre quelques terroristes pour tenter de saper ce bien-être international. Mais sinon, tout est parfait.
Analyse rapide : magnifique utopie solarpunk où les jeunes (ceux de la Gen Alpha si je calcule bien) prennent le pouvoir pour faire mieux que les vieux. Un véritable rêve d’humanité réconciliée grâce à nos chères petites têtes blondes et brunes. D’un seul coup j’ai envie de chanter “We are the world, we are the children” avec Lionel et Michael (ah, non surtout pas avec Michael).
Mais, … mais bon, les jeunes... Quels jeunes en fait ? Les accros à TitkTok ou à Fortnite ? Ceux qui tradent des lootbox toute la journée ? Ceux qui matent les anges des chtits à la télé ? Ou ceux qui ont DDoS le réseau d’Andorre pour gagner une compétition Minecraft ? Non, mais alors quels jeunes ? Parce qu’à mon avis la jeunesse occidentale est un peu trop bien confortable pour faire la révolution (si tu es jeune, n’hésites pas à me prouver le contraire dans les commentaires ci-dessous).
Conclusion : CIA rime avec n’importe quoi
Vous l’avez compris, ces scénarios sont ultra-simplistes et auraient pu être pondus par 3 amateurs de SF autour d’un café. Simplistes, voir même caricaturaux avec les deux premiers scénarios où les Etats-Unis démocratiques sauvent le monde là où les Chinois le détruisent. Les scénarios 3 et 4 racontent en substance que seul le commerce international peut unir et sauver l’humanité. Quant au scénario 5, il est purement angélique et irréaliste.
Mais ce qu’il y a de plus intéressant, ce sont les oublis, les non-dits, qui nous éclairent sur les intentions des auteurs.
Par exemple, on ne trouve aucune mention de l’omnipotence des GAFAM, NATU, BATIX et KHOL dans ces scénarios. Comme si ces entreprises, capables de changer la face du monde en un claquement de doigt, n’existaient pas. Pour mémoire aujorud’hui, les GAFAM sont, à eux 5, davantage valorisés que les montants du PIB du Japon, de l’Allemagne ou de la France. Mais non, dans ces scénarios futuriste, ces groupes n’existent pas. Quel étrange oubli.
Par extension, on n’y trouve aucune mention non plus de la responsabilité des entreprises de façon générale. Comme si les entreprises ne faisaient que subir les conséquences de nos choix sociétaux, sans avoir le moindre pouvoir de changer les choses. Le contraire de la réalité d’aujourd’hui.
Côté technologie, aucune mention de crypto-monnaies ou même plus généralement de blockchain. Et pourtant, même si on peut être dubitatif sur la hype du web3 qui nous déferle dessus, on ne peut qu’être attentif (voir proactif) aux principes de systèmes décentralisés qui seraient capable de réinventer voir remplacer nos institutions ou les organisations des entreprise (DAO - Decentralized Autonomous Organizations). Encore un oubli étrange.
Pas de mention non plus dans les scénarios d’utilisation de l’IA comme outil social prévisionnel (qu’on pourrait appeler le scénario « R. Daneel Olivaw » d’Asimov) ou d’une catastrophe technologique liée à l’IA (le scénario Terminator « Elon Musk »). Non, l’IA n’est qu’une techno pour se faire de l’argent, mais c’est tout. Idem pour la course à l’espace, rapidement évoquée, mais sans parler de l'absence problématique de cadre juridique pour les conflits spatiaux qui ne vont pas tarder à émerger.
Au vu de ces récits caricaturaux, on pourrait se dire que les analystes du NIC sont vraiment médiocres. Sauf que les oublis volontaires et le sous-texte permanent sur les bienfaits du libéralisme et du commerce mondial, indiquent une intention de manipulation derrière cet ouvrage. On pourrait même parler de propagande, tellement les ficelles scénaristiques sont grosses (écrites par des scénaristes hollywoodiens de SF molle ?). Car non, ce livre n’a pas été écrit pour prévoir des situations futures, mais pour se faire la voix d’une idéologie économique.
Or il y a tellement d'autres futurs possibles. Le 26 janvier dernier, Robert Habeck, le nouveau Ministre allemand de l’Économie a surpris les journalistes en disant vouloir s’attaquer au « fétichisme de la croissance » et remplacer sa mesure en terme de PIB par les 33 indicateurs du « Gross National Happiness Index » qui se regroupent en 4 thèmes : - Gouvernance, - Développement durable et équitable, - Environnement, - Préservation et développement de la culture et 9 domaines : - Standards de vie, - Santé, - Education, - Bien-être psychologique, - Temps de vie disponible, - Diversité culturelle, - Qualité de la gouvernance, - Diversité écologique et résilience, - Vitalité communautaire.
Ainsi, pendant que les États-Unis nous ressassent de pâles récits de SF propagandistes, d'autres sont déjà entrés dans un 21e siècle alternatif et concret. Nous ferions bien de les imiter.
Cyroul
(*) D’après la Wikipédia, le NIC (National Intelligence Concil) n’a rien à voir avec la CIA même si l’édition française du rapport écrit CIA en gros sur la couverture. Un argumentaire marketing ?
Une fois de plus, j'ai été trop long dans mon article. Donc je vais abréger les news en n'y mettant que l'essentiel. Je me rattraperais la prochaine fois (article moins court = plus d'actus).
Grande tristesse
Ce mois de janvier nous a peiné, en apprenant le décès de Jean-Claude Mézières, connu notamment pour avoir dessiné l'immense épopée spatiale de Valérian et Laureline avec Pierre Christin au scénario. Que dire à part qu'il s'agit d'une œuvre exceptionnelle de Science-Fiction à la fois vulgarisatrice (on retrouve quasiment tous les thèmes littéraires du genre) mais aussi inspiratrice (Georges Lucas a abondamment pillé la BD pour ses Star Wars).
Mézières est parti, mais il s'est transformé en étoile dans le grand cosmos des dessinateurs de SF.
Dans vos agendas en février
Ce 01 février à partir de 18h30, Marc Giget réfléchit aux nouvelles voies d'un développement humain durable. Marc Giget travaille depuis des années à réconcilier innovation et humanité durable dans une croissance vertueuse. On est bien loin du rapport manichéen du CNI.
Gageons qu'on parlera de Mézières au Festival Yggdrasil qui se passera les 12 et 13 février à Eurexpo à Lyon. Le Festival positif qui nous propose "Demain mais en mieux !, et si on décidait que l'avenir sera chouette?" Je regrette de ne pas être Lyonnais.
Le même week-end, se déroulera à Pau le Festival des Mondes Anticipés qui propose ateliers de prospective, conférences spéculatives et exploratoires. C'est à l'édition parisienne de ce festival que j'avais pu voir Geostorm, prélude de mon essai sur la SF molle.
Dans vos oreilles
A l'occasion de la sortie du film "Don't look up", Marc Weitzmann dans l'émission Signes des temps, se penche sur les récits de fin du monde, fiction d'hier, réalité d'aujourd'hui. De la SF intelligente comme on aime.
Dans vos poches
Nos Futurs (Éditions ActuSF, Collection Les 3 Souhaits, 529 pages). Une anthologie qui se propose de réunir scientifiques et auteurs/trices autour du sujet du dérèglement climatique.
Satoshi Kon – Rêver la réalité de Julien Sévéon (Cinexploitation). C'est le fan qui parle, mais comment ne pas devenir fan en voyant un film de Satoshi Kon ? Quoiqu'il en soit, 232 pages pour explorer la carrière de ce cinéaste majeur. A ne pas rater.
Le dernier numéro d’Usbek & Rica nous propose de réfléchir (un peu comme d’habitude) au futur, à des nouveaux modèles de société, de production et de consommation. Nettement plus disruptif que le rapport de la CIA, c’est clair.
Voilà, j'espère que ce numéro 3 de NovFut n'était pas trop long (si, si je sais qu'il était long, ne niez pas), mais qu'il vous a pourtant intéressé.
Si NovFut vous plaît, n'hésitez pas à vous abonner, à abonner vos proches, vos amis et même vos ennemis. Réfléchir au futur, ça fait du bien à tout le monde. Au mois prochain.
Pour toute question, écrivez moi ici.