NovFut #19 Raconter des histoires de Science-Fiction pour réinventer la société
Les belles histoires du futur nous manquent. Il devient indispensable et urgent de les inventer avant que d'autres ne le fassent pour nous. Et toujours, les nouvelles du mois.
L’ambition de NovFut est de nous permettre de nous interroger sur les imaginaires du futur et sur leur impact sur notre société actuelle ou à venir.
Car les histoires du futur sont indispensables. Les projections imaginaires que nous nous faisons de notre avenir sont à la base de tout changement, de toute transformation. Ce sont-elles qui nous donnent envie d'avancer, de changer de mode de vie, de métier, de ville, de pays, de conjoint(e), voire de sexe. Ce sont également elles qui nous bloquent, nous effraient, nous empechent d’avancer à la découverte de la vie.
Il nous faut des histoires du futur qui ne soient pas que des avertissements. Car sans histoires qui nous donnent envie de futur, point de changement possible et point de salut.
L'importance des histoires du futur pour notre société
Or les histoires communes qui permettent à la société de grandir et d'évoluer n'existent plus. Il y a une quarantaine d'années, le récit national raconté aux français était assez clair : "La France, gagnante de la guerre de 40 grâce à ses valeureux résistants, allait conquérir le monde grâce à son industrie et sa technologie (le Rafale, le TGV, le Minitel, etc.)". Un imaginaire simple et efficace : celui du coq français, teigneux et orgueilleux, qui allait conquérir la basse cour internationale. Cocorico !
Ce récit du futur a été tellement rabâché que certains continuent à y croire aujourd'hui, alors même que le plumitif se retrouve les deux pieds dans le purin.
Mais pourtant, même si ce coq français était ridicule, il avait cette qualité d'être partagé par tous.
Car aujourd'hui il n'y a plus d'imaginaires communs du futur.
Les récits sont éparpillés et le plus souvent incompatibles les uns avec les autres. Certains croient en tout et en rien comme les gilets jaunes (écolos mais en voitures), d'autres croient aux chevaliers africains d'il y a 50.000 ans produisant de l’électricité grâce aux pyramides, d'autres encore croient que le futur passe par la surconsommation (foutu pour foutu) ou même la prostitution de toutes ses valeurs pour gagner de quoi faire la fête à Dubaï. D'autres enfin pensent que l'effondrement est inéluctable et qu'il faut préparer le fusil ou se remettre à tailler des silex.
Bref le coq français ne sait plus si, demain, il chantera encore ou nagera dans le vin, et ça le stresse, ça le déplume et ça lui donne des envies d'automutilation permanente. Il est donc indispensable d'écrire de nouvelles histoires d'un futur partagé par la société.
Car si on ne raconte pas l'histoire, des IA le feront à notre place
Non seulement c'est indispensable, mais en plus cela devient urgent car depuis peu, un nouveau danger menace notre société (pour le savoir -> clique ici, non, lis la suite).
Le mois dernier, la préparation d'un webinar sur l'IA générative m'a amené à m'interroger sur les dangers réels de l'IA générative en dehors des fantasmes des machines tueuses (NovFut #17).
Car si tout le monde s'accorde sur les dangers généraux de ces nouvelles technologies (même les constructeurs qui essaient de transférer leur responsabilité en douce à travers le Center for AI Safety), bien peu comprennent ce qui pourrait/va mal se passer si on attend que ça passe.
Dans un évènement organisé par the Frontiers forum, Yuval Noah Harari (l'auteur du très bon Sapiens, qui ressemblait beaucoup au moins médiatique et pourtant tout aussi bon La science du Disque Monde de Terry Pratchett) propose sa vision des problèmes.
Ainsi "AI and the future of humanity" mélange sciences de l’information, histoire, sociologie, anthropologie, philosophie et prospective dans une vision plus juste que dans les discours de la plupart des spécialistes de chaque discipline indépendamment.
En résumé (il y a beaucoup de choses dans cette conférence) :
Notre civilisation est basée sur le langage. Nous laissons notre langage aux mains (neurones) de l'IA donc la civilisation de l’IA commence maintenant.
Nous allons vivre dans un monde où les histoires sont racontés par des machines. Qui savent utiliser les biais, les défauts, les addictions de l’esprit humain et créer des émotions, de l’intimité personnalisée à grande échelle. La prochaine bataille contre l'IA est celle de l'intimité...
... Et de la compréhension du monde. Les IA pouvant (et allant) fabriquer des voiles d'illusion (des contenus manipulés) plongeant l'humanité dans un véritable âge de stupidité mentale. Ne riez pas, les algos des médias sociaux, véritables bombes d'éradication de la pensée, ont déjà commencé.
Jusqu'à la destruction des démocraties. Les démocraties étant des espaces de conversations qui risquent d'être hackés par ces algorithmes.
Bref, Yuval sans mâcher ses mots, nous raconte que les IA vont, à partir de maintenant, écrire l'histoire de l'humanité. Et il semble n'avoir pas tort. Selon un rapport du laboratoire d'innovation d'Europol (les policiers européen), 90% du contenu en ligne pourrait être généré artificiellement d'ici à 2026. Vous imaginez que les délires actuels de stars en lunettes de soleil abreuvées de contenus personnalisés de médias sociaux ne seront qu'une paille dans un océan de crétineries permanentes.
Or vous savez que les crétins les plus nombreux ont toujours raison (cf. le pas terrible mais si pertinent Idiocracy de Mike Judge, 2006).
Bref, dépêchons-nous d'écrire des histoires du futur humaines avant que les IA ne nous en proposent des artificielles. Et heureusement, c'est possible...
La science-fiction (enfin) prise au sérieuse pour raconter des histoires
En effet, il me semble depuis quelques années voir un regain d'intérêt de l'utilisation de la la Science-Fiction en tant qu'outil de récit partagé en sortant petit à petit de son image de moyen d'expression d'intellectuels radicaux ou d'outil de divertissement massif (Novfut #2).
Il faut distinguer cette tendance de celle de l’utilisation de la SF pour l'innovation, tendance qui a toujours plus ou moins existée (imaginer de nouveaux usages, de nouveaux produits ou services) comme avec la Red Team qui travaille pour l'armée (NovFut #4), EDF avec ses Chroniques muxiennes qui imaginaient les usages futurs de la télématique dans les années 80 ou l'Agence spatiale européenne qui en 2000 rechercher dans la littérature de fiction de bonnes idées applicables dans la réalité.
Et en dehors de cette utilisation très utilitaire de la SF, celle-ci est aussi un formidable outil pour recréer des imaginaires communs. Et cette idée se propage. J'en ai pour preuve différents formats autour du sujet depuis quelques temps :
En vidéo, Planète B de l'ami Antoine St Epondyle chez Blast est une série d'émission nous permettant de confronter les narratifs de la Science-fiction avec la réalité. 7 épisodes d'une très grande qualité. Et j'ai appris cette semaine que la série ait été reconduite pour une saison 2. Joie (et soutenez Blast) !
Ce mardi (04/07) se déroulait La science-fiction à la rescousse du futur, une table ronde où discutait auteur, chercheurs et spécialistes de SF. Le but étant de débattre de la façon dont la SF racontait des choses belles (utopies) face aux récits négatifs (dystopies) évidents. organisée par Climax, Frugarilla et Choses Communes, Merci à eux.
Et puis il y a les multiples initiatives public / privé. Comme par exemple la mini série qui vient de sortir : « 2070 : Les nouveaux imaginaires énergétiques » réalisée par Usbek & Rica (habitués à cet exercice de narration du futur) pour EDF. Et tout ça en dessin animé.
Ou encore l'invention de mondes futurs par des étudiants pour l’Institut de la transition environnementale (ITE) en partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et la Sorbonne.
Ainsi les initiatives individuelles, associatives et publiques se multiplient. La SF devient un réservoir à histoires où tout le monde pourrait piocher pour redonner un sens à son travail ou sa vie.
Conclusion : les limites de la SF comme outil de narration partagée
Mais il existe un biais important dans ces initiatives ; un biais lié à la sélection des intervenants dans ces ateliers, tables rondes et démarches de réflexion. Car utiliser des intervenants aux profils souvent similaires (écrivains et universitaires) amène des futurs souvent trop consensuels.
Par ailleurs, être un très bon écrivain ou un excellent universitaire ne fait pas forcément de vous la plus disruptive des personnes. Aussi remplir une équipe avec des intellectuels privilégiés ou des influenceurs et personnalités connues peut être utile pour créer de la légitimité ou de l'audience, mais pas forcément pour imaginer des futurs qui touchent l'intégralité de la société.
Ce travail sur les visions du futur nécessitent une parité sociale et démographique, un équilibre des expertises technologiques et humaines, et aussi, peut-être, une très grande envie de changer le présent. C'est en combinant des équipes pluri-disciplinaires et multi-profils sociaux que ces futurs communs auront une chance d'exister. Bref, en créant des équipes prêtes à réinventer concrètement le présent pour construire le futur, ce qui n'est pas toujours le cas.
Quoiqu'il en soit, il est indispensable et urgent de retrouver des imaginaires communs. Des récits où tous se retrouvent, pas uniquement des visions d'intellectuels confortables. Des futurs qui grattent, qui nous obligent à bouger, à choisir, à nous transformer.
C'est peut-être grâce à ces histoires du futur que nous arriverons à réinventer ce coq moribond, à nous inspirer pour retrouver un sens à notre démocratie, à refaire société.
Des histoires du futur créées ensemble, pour tous.
Cyroul (Cyril Rimbaud)
Ce mois-ci en SF
Dans les récits pour construire la société, notons la sortie de Germinata d'Olivier Fournout (sociologue et sémiologue, écrivain et metteur en scène) aux Editions C&F. J'aime beaucoup ces éditions habituellement plutôt branchées numériques (l'indispensable Aux sources de l'utopie numérique de Fred Turner) qui maintenant avec la collection Fiction se lancent dans la SF. On leur doit également les fabuleuses Mikrodystopies de l'ami François Houste.
Usbek & Rica organise un concours de nouvelles : face à l'IA comment prouver qu'on est humain. J'ai toujours rêvé d'écrire un truc sur le fameux test de Turing-Voight-Kampff, mais comme je serai surchargé de taff, vous avez toutes vos chances (c'est pour rire, j'ai jamais gagné un concours). Vous inscrire > ici
Tiens, en passant pour les amateurs de l'histoire du numérique, les Editions C&F offrent Retour d'utopie, une douzaine de textes sur l'influence du fameux livre de Fred Turner cité plus haut. C'est prix libre. C'est sympa.
La Pentacontacon, 50ème Convention nationale française de Science-Fiction se déroulera à Arenberg du 17 au 20 août à proximité de Valenciennes (Hauts-de-France).
Quatre jeux de rôle de science-fiction en ce moment en financement participatif sur GameOnTableTop: Cowboy Bebop par Don't Panic Games, Space Horror Stories par Alnomcys, IMPERIUM5 par Obhéa Editions et INFINITY par LEGION DISTRIBUTION.
Et une plongée dans les réels et imaginaires de la technologie avec une nouvelle émission de France Inter, CyberPouvoirs, où Asma Mallah, que j'aime beaucoup, présente les enjeux politiques et géopolitiques cachés (ou non) de la technologie. Le dimanche à 13h15, ça parlera de cyberguerre, de technosurveillance, des combats du futurs et de guerres cognitives. Indispensable pour réveiller les consciences.
Les dessous de NovFut, pour ceux que ça intéresse
Ces derniers mois, en plus de mes activités chez Curiouser, j'ai été très occupé ces derniers temps, notamment à écrire un scénario de jeu de rôle pour les XII Singes, et aussi à créer Jean-Claude un jeu de carte narratif (je vous en reparle à la rentrée, promis). Et forcément, la fréquence de publication de NovFut s'en est ressentie.
Alors évidemment, j'aurai pu demander à ChatGPT d'écrire pour moi afin d'obéir aux algorithmes qui gouvernent dorénavant la visibilité de la plupart des médias en ligne. "Allo ChatGPT, écris-moi un NovFut en utilisant le style iconoclaste et pourtant si subtil et drôle de Cyroul" aurais-je pu lui demander. C'est si facile aujourd'hui...
Mais non. Impossible ! Je n'arrive définitivement pas à considérer mes lecteurs comme des bovins prêts à manger du gazon remâché. Moi je vous imagine dignes, le regard vif, prêts à vous jeter à bras le corps dans des contenus bien trop longs pour récupérer quelques bribes d'interrogations, de connaissance, voire de vérité. Je vous imagine chercheurs de vérité, archéologues du savoir, explorateurs de l'inconnu.
Alors je préfère écrire moi même quand je le peux avec mes petites mains, avec mes fautes, mes raccourcis grammaticaux et mes tics de langage. Ce qui donne une newsletter NovFut peu régulière, mais qui vient du cœur. L'inverse de ChatGPT en fait.
J'espère donc que vous me pardonnerez le retard de cette newsletter et éventuellement des prochaines. N'hésitez pas à m'en parler en commentaire ou ailleurs. A bientôt !
Cyroul
Très intéressante cette idée que si ce n'est pas nous qui écrivons, ce sont les IA qui le feront !